- Les magistrats menacés de destitution définitive et d’arrestation ne peuvent évidemment juger de manière indépendante et impartiale. Avez-vous confiance en la justice turque?
Il n’est pas facile de répondre à cette question sans replacer la question de l’indépendance de la justice en Turquie dans son contexte culturel et historique. En 96 ans d’existence, la Turquie a connu des moments difficiles dans sa construction de la démocratie. Pour n’en citer que quelques-uns, les coups d’État militaires de 1960 et 1980 ainsi que l’intervention militaire indirecte de 1971 ont constitué les moments les plus difficiles pour la démocratie constitutionnelle et la séparation des pouvoirs. Cependant, même à cette époque, les juges n’étaient pas soumis à de telles purges. Par exemple, après le sanglant coup d’Etat de 1980, le nombre de juges et de procureurs ayant fait l’objet de procédures administratives ou judiciaires n’avait été que de 47 et le nombre total d’universitaires limogés s’était élevé à 120. On parle aujourd’hui de 4 500 juges / procureurs (dont 2 500 ont été arrêtés) et de près de 6 000 universitaires révoqués illégalement. Alors que 31 journalistes avaient été arrêtés après le coup d’État de 1980, ce qui conduisait à parler de [la Turquie comme de la] « plus grande prison pour journalistes au monde », ce nombre a atteint 300 après juillet 2016 dans mon beau pays.
Au cours des années que j’ai pu observer, depuis l’an 2000 et sous différents angles, en tant que juge stagiaire, juge rapporteur, diplomate et enfin en tant que juge en exercice, l’appareil judiciaire en Turquie n’était pas parfait. Cela dit, je dois affirmer que j’ai eu la chance de connaître sans doute les meilleures années de la magistrature turque, qui n’ont pas duré plus de deux ou trois ans entre 2010 et 2013. Déjà à cette époque, la justice était perçue comme un instrument, un outil pour faire taire les dissidents dans une certaine mesure, mais jamais la situation n’a été aussi mauvaise, aussi misérable de toute l’histoire de la République turque. Ainsi, dans un pays où environ un tiers des juges et des procureurs (4500 sur 15 000 en juillet 2016) ont été révoqués et plus de la moitié d’entre eux arrêtés illégalement, vous ne pouvez plus parler de justice. Naturellement, cette brutalité et cet arbitraire ont eu et ont toujours un effet paralysant sur le courage et l’attitude des collègues restants. En outre, certains juges n’ont été arrêtés que parce qu’ils avaient refusé d’arrêter leurs collègues ou rendu des jugements juridiquement contestables au cours des procès. À ce stade, il convient de relever que le Haut Conseil des juges et des procureurs (HCJP) de l’époque, contrôlé par le gouvernement, avait déjà mis en place les tribunaux pénaux compétents pour les crimes aggravés, en particulier les juges de paix pénaux, exclusivement chargés des arrestations, des saisies, des blocages de l’accès à certains sites Web, du gel des avoirs, etc. Indice intéressant, à lui seul le nombre de juges de paix pénaux révoqués après juillet 2016 est très parlant. Sur la première liste de révocations du 16 juillet 2016, qui comportait 2745 juges / procureurs, on ne comptait que 3 juges de paix pénaux sur 719. Les 716 autres étaient ceux qui furent mandatés pour arrêter plus de 80 000 personnes (dont 2 500 collègues) sous le prétexte d’accusations liées au terrorisme, et cela au cours des deux dernières années et demie seulement. Le nombre de personnes arrêtées par les procureurs dans le même contexte dépassait les 140 000. Au cours des six premiers mois de l’« état d’urgence », nombre de ces personnes furent placées dans des conditions de détention irrégulières, restant jusqu’à 30 jours sans voir un juge et cinq jours sans consulter un avocat.
Entre autres, le rôle de la Cour constitutionnelle doit également être mentionné. Il ne lui a pas suffi de signer à l’unanimité, en deux semaines, la décision de révocation de deux membres de la Cour constitutionnelle sur la base de l’accusation infondée d’être “membre, ou d’avoir une relation, un lien ou un contact avec des organisations, une structure ou des entités terroristes”. Les mêmes membres de la Cour constitutionnelle – dans l’intérêt de l’Etat de droit et de la démocratie bien sûr (!) – ont décidé qu’ils n’étaient pas compétents pour se prononcer sur la légalité des décrets-lois adoptés pendant l’état d’urgence. Grâce à cette décision, il a été possible et “légal” de gouverner le pays avec des décrets conçus pour rester en vigueur après l’état d’urgence.
L’attitude de la défense doit également être mentionnée ici, même si elle reste discrètement dans l’ombre de la rhétorique et de la persécution du gouvernement et de la magistrature d’Erdogan. Fermant les yeux sur toute cette barbarie, y compris l’arrestation de plus de 500 avocats, le Pr Metin Feyzioglu (Président de l’Association des barreaux turcs) a été l’un des pionniers de la défense du régime d’Erdogan depuis le début de la répression. Il s’est porté volontaire pour voyager à travers le monde en vue de convaincre ses homologues de la “nécessité” et de la “légalité” des mesures prises dans le pays. Le Bâtonnier d’Istanbul ayant pris position pour refuser illégalement de commettre d’office des avocats, c’est ce même Feyzioglu qui l’a soutenu au lieu de lui demander de mettre fin à ses abus de pouvoir. En outre, réfutant les critiques dirigées contre la diplomatie des otages du régime Erdogan, en application de laquelle le pasteur américain Brunson avait été maintenu en état d’arrestation pendant 20 mois, il a déclaré: « La Turquie est un État démocratique régi par le droit, il existe un pouvoir judiciaire indépendant en Turquie et [j’ai] pleinement confiance dans les tribunaux turcs ». Pour cette raison, beaucoup de gens n’ont pas pu trouver un avocat pour se défendre. Parce que l’atmosphère de peur chez les avocats était aussi forte que chez les juges. Dans cette atmosphère de peur, pour se montrer « courageux », quelques avocats ont fait payer le prix fort. Ainsi, très peu d’accusés ont pu se permettre de payer jusqu’à cinq fois le tarif des honoraires. Par conséquent, ce n’est pas seulement aux juges que je ne peux plus faire confiance en Turquie, désormais. À cet égard, ce que l’on observe dans la Turquie d’aujourd’hui ne peut être décrit par référence à la notion de « banalité du mal » utilisée par le Pr Hannah Arendt pour expliquer l’attitude du général Adolf Eichmann dans l’Allemagne nazie. Parce que ce que nous voyons dans la rhétorique et dans les actes de ces personnes va au-delà de la participation à la chaîne de commandement ou de la négligence en connaissance de cause.
- Les nouveaux juges, recrutés en un temps record et dans un tel contexte, peuvent-ils offrir une garantie à cet égard ? Est-il décent de parler encore de justice?
Au 15 juillet 2016, il y avait environ 15 000 juges et procureurs en Turquie. Après la purge, en 9 mois seulement, ce nombre est passé de 10 000 à 16 000. Selon les déclarations du ministre turc de la justice, il y aura près de 20 000 juges et procureurs dans quelques mois. Cela signifie que l’expérience professionnelle de 50% d’entre eux sera inférieure à 3 ans. Cet aspect ne concerne que les antécédents professionnels et l’expérience.
S’agissant de leur qualité globale, le tableau n’est pas plus brillant. Dans un pays où l’éradication des dissidents a débuté dans le système judiciaire lui-même et a couvert tous les domaines de la société d’un sombre nuage de peur, on ne peut s’attendre à ce que ces juges nouvellement recrutés répondent aux critères éthiques et moraux de la magistrature. Bien sûr, il peut encore y avoir des exceptions, mais compte tenu de l’effondrement de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance du pouvoir judiciaire résultant de l’amendement constitutionnel de 2017, les critères de filtrage et d’évaluation ont déjà été conçus de manière à les sélectionner et à les transformer en fonctionnaires obéissants.
La lecture des récents discours et déclarations des présidents des juridictions de mon pays me rappelle la célèbre lettre du Président du Tribunal populaire, créée en 1934 en Allemagne après l’incendie du Reichstag. Dans sa lettre, cet homme promettait à son Führer que chaque juge rendrait ses décisions en tenant compte de ce que Hitler aurait pensé et fait dans chaque cas. Le nom de cet homme était Roland Freisler, mais il est maintenant enterré à Berlin sans nom sur sa pierre tombale. Un de ses compagnons, le ministre de la Justice de la fin des années 1930 (Guertner), à l’occasion de la révocation d’un jeune juge ayant résisté à l’application d’un texte violent de l’époque, disait: « Si vous ne pouvez reconnaître la volonté du Führer comme source de droit, alors vous ne pouvez pas demeurer juge ». Cependant, les gens ne se souviennent de leurs noms qu’avec honte et dégoût. Aujourd’hui, je crois que chacun se dit à nouveau : « il y a des juges à Berlin ».
Ainsi, ce serait être plus que naïf que de parler de justice en Turquie aujourd’hui, à la lumière de nombreux exemples différents, en Turquie ou ailleurs dans le monde. Cependant, comme le dit un vieux proverbe latin, le droit sommeille parfois mais ne meurt jamais. C’est la raison pour laquelle je garde toujours espoir.
- Est-il possible de parler d’un pays où la loi est mise entre parenthèse, où les valeurs de la démocratie s’éloignent progressivement, où les voix divergentes sont étouffées, où les défenseurs de la loi, les journalistes, ceux qui souhaitent la paix, ceux qui crient pour que les enfants ne meurent pas, sont qualifiés de terroristes ?
Il y a de tels pays dans le monde. Le Myanmar, l’Iran, le Soudan, le Rwanda des années 90, la région chinoise de Xinjang (Turkistan oriental), etc. sont les exemples qui me viennent à l’esprit. Cependant, ils n’ont jamais prétendu incarner la démocratie avancée ni avoir le statut de candidat à l’adhésion à part entière à l’Union Européenne. Ce qui rend les choses différentes pour la Turquie se situe à ce stade. Il ne faut pas oublier que le caractère corruptif d’un pouvoir déséquilibré et incontrôlé est le même partout dans le monde. Avec l’échec de la tentative de coup d’Etat, Erdogan s’est trouvé en quelque sorte un prétexte pour consolider un tel pouvoir. C’est pourquoi, le jour même, il a qualifié cette tentative de « don de Dieu ». Peut-être pourrons- nous en apprendre davantage sur le contexte, les détails et les planificateurs de ce « cadeau » à l’avenir, mais la réalité est qu’il a utilisé cette opportunité de manière bien plus efficace que ce que chacun pouvait imaginer. Comment a-t-il fait cela ? S’attaquer aux juges et à la justice en premier lieu l’a beaucoup aidé dans ce sens. Peut-être avait-il lu Henry IV de Shakespeare, dans lequel Dick the Butcher déclare : « La première chose que nous ferons après la révolution sera de tuer tous les juristes ». Dans le scénario, il pense que les avocats entravent leur projet de révolution avec Jack the Spade . Pour cette raison, ils doivent être éliminés.
- Diverses actions ont été entreprises au sein des institutions et des parlements européens afin de sensibiliser à la situation de la justice en Turquie. La mobilisation de la société civile internationale et des acteurs judiciaires est-elle suffisante ? Qu’attendez-vous de vos collègues juges dans les États membres de l’Union européenne ? Comment pouvons-nous vous aider ?
De nombreux dirigeants européens ont réagi mollement à la répression et aux violations massives des droits de l’homme dans un pays en négociation pour devenir membre à part entière de l’Union européenne. On peut soutenir que les négociations d’adhésion étaient déjà de facto suspendues, avec la Turquie. Mais telle est précisément la question. Ce n’était un secret pour personne que le régime Erdogan cherchait un moyen d’en finir avec les pressions exercées par l’UE pour renforcer la démocratie et les droits de l’homme, dans le cadre des négociations sur la libéralisation du régime des visas et le renforcement de l’union douanière. Sans surprise, c’est plus ou moins ce qui semble se passer lorsque vous observez la situation du point de vue des dissidents de Turquie. Grâce à Dieu, il y a des juges à Berlin, Paris, Dublin, Bucarest, Athènes, Rome, Bruxelles, etc. En raison des contre-pouvoirs en place, les gouvernements de l’Europe et donc l’Union européenne résistent à un accord aussi sordide. Cependant, compte tenu de la montée du racisme et du nationalisme sur tout le continent, j’ai bien peur qu’il n’y ait une sorte de désintérêt en échange du maintien de millions de réfugiés syriens hors de l’Europe.
Par ailleurs, nous avons observé des réactions encourageantes sur le plan international. En ce sens, MEDEL, IAJ, EAJ, J4J ont publié des communiqués pressants dès le début des arrestations de juges. Entre autres, j’ai pris connaissance avec satisfaction de la déclaration très complète du Forum des juges roumains. La première réaction massive est venue du Réseau européen des Conseils supérieurs de la magistrature (ENCJ), avec la suspension du Conseil supérieur des juges et des procureurs de Turquie (HCJP) des activités de ce réseau. Cette position a également été suivie par le Réseau européen de formation judiciaire (REFJ). À ce sujet, je me dois de vous faire part de la réaction d’un collègue qui a passé 18 mois en prison en Turquie avant de parvenir à s’enfuir du pays. Quand je l’ai vu il y a quelques mois, je lui ai demandé si lui et d’autres collègues en prison pouvaient suivre les réactions à travers le monde. Il m’a indiqué que seuls les journaux pro-gouvernementaux entraient en prison et que l’un des moments les plus heureux [des détenus] fut de lire les quelques lignes mentionnant “la manifestation des juges et avocats italiens pour protester contre le gouvernement turc et soutenir les terroristes”. Il a déclaré que ces deux lignes, quoique rédigées dans les termes d’un document progouvernemental parlant d’eux comme de « terroristes », leur ont donné l’espoir et la force de résister. Je pense que cela en dit long.
Dans le cadre des organisations internationales et interétatiques, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (PACE) et la Commission de Venise, ainsi que l’ancien Haut-Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (Nils Muzniesk), ont adopté des résolutions et des rapports prometteurs. Certains rapporteurs spéciaux de l’ONU, tels Nils Melzer, ont produit des rapports solides sur la persécution et la torture dans les prisons turques et l’est du pays, visant des centaines de milliers de personnes d’origine kurde. Le rapport Progress (ou plutôt Regress) de la Commission européenne de novembre 2016 et avril 2018 a donné une évaluation claire et objective de l’arbitraire tout au long de cette période. Human Rights Watch a également publié un rapport détaillé sur la persécution des juges en Turquie. Amnesty International a également fait un excellent travail en tant que porte-parole de toutes les personnes réduites au silence en Turquie. Il y a eu aussi des réactions frustrantes. Par exemple, les rapports et communiqués du Parlement européen (PE), notamment ceux de Kati Piri (MEP), le rapporteur sur la Turquie, ont donné l’impression persistante qu’ils évitaient de mentionner les juges comme victimes de la brutalité en Turquie.
Hélas, la principale source de frustration dans ce processus est venue de la CEDH. Comme s’il y avait un pouvoir judiciaire indépendant ou tout autre recours interne effectif dans la Turquie d’aujourd’hui, elle a rejeté plus de 30 000 affaires déposées après juillet 2016, invoquant l’obligation d’épuisement des recours internes. Ignorant tous les arguments soulevés dans ces dossiers et étayés par des faits, ainsi que les rapports reconnus et fiables d’organismes du Conseil de l’Europe et des Nations Unies ainsi que d’ONG internationales, la Cour européenne, par cette attitude, s’est révélée comme étant une partie du problème plutôt que d’apparaitre comme le mécanisme chargé de le résoudre. Cela signifie que toute personne privée de son travail et de sa carrière devra attendre environ 10 ans pour obtenir une décision de la Cour européenne des droits de l’homme. Parce qu’elle devra s’adresser d’abord à la Commission de l’état d’urgence, qui n’a réintégré que 3 000 [personnes] sur 50 000 dossiers (6%) traités en 17 mois à ce jour. 85000 demandes supplémentaires sont en attente d’une décision de ladite commission. Avec sa composition et son mode de fonctionnement dictés par le gouvernement, ce qui contrevient à la recommandation de la Commission de Venise, et avec un taux de réintégration de 3%, les 135000 candidats doivent maintenant attendre la décision de cette commission. Ensuite, ils iront devant les tribunaux administratifs, puis devant la cour d’appel, puis devant la Cour constitutionnelle, et seulement après devant la CEDH. De manière surprenante, la Cour de Strasbourg n’a toujours pas examiné les requêtes au titre des articles 3 et 5 de la CESDH pour lesquelles les recours internes ont été épuisés au cours des 30 derniers mois. Tout ceci constitue vraiment une sonnette d’alarme pour une Cour créée dans le but de rétablir la démocratie et les droits de l’homme en Europe.
Dans ces circonstances, ce que vos collègues des prisons turques attendent de vous, c’est de soulever cette question dans toutes les tribunes susceptibles d’être entendues par Strasbourg. Ne serait-ce que les efforts dans cette direction leur donneront à coup sûr la force d’être optimistes et courageux dans leur combat pour la liberté et la justice.
- Comment parvenez-vous à résister dans cet univers kafkaïen ? Un juge qui traverse une expérience aussi traumatisante est une sorte de martyr.
Je n’aurais jamais imaginé que la Turquie connaisse un jour une telle illégalité et un tel arbitraire. Ce fut effectivement comme tomber soudain dans un univers kafkaïen. Lors des premiers jours, je m’attendais à ce que la situation revienne à la normale, après le choc provoqué par la mort de 250 personnes innocentes, et les jets survolant Ankara. Au contraire, tout a empiré après la déclaration de l’état d’urgence et la dérogation immédiate à toutes les conventions internationales relatives aux droits de l’homme, telles que la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention européenne des droits de l’homme. Ensuite, le président et les ministres ont juré que les prisonniers finiraient par supplier qu’on les mette à mort, dans leurs trous où ils ne verraient plus le soleil de toute leur vie. Il n’est pas facile de perdre tout ce que vous avez, en une journée. Votre travail, vos comptes bancaires, vos cartes de crédit, votre voiture, votre maison, etc. tous vos biens disparaissent avec une décision de saisie. Si vous vivez seul, c’est peut-être un peu plus facile, mais votre conjoint et vos enfants vivent également le même choc et subissent les mêmes pertes avec vous. Cet aspect est vraiment destructeur et difficile à gérer. Juste après moi, alors que je me cachais comme un criminel, ma femme a été officiellement licenciée de son travail à cause de ma situation. Nos passeports ont été annulés comme 140000 autres. Nous n’avions donc pas le droit de vivre. Considérant que presque 200000 personnes partagent le même destin, quand on compte les membres de la famille, on laisse littéralement près d’un million de personnes en état de mort civile. Nous avons donc eu la chance de pouvoir quitter le pays en payant notre dernier sou aux passeurs. C’était comme acheter notre liberté. Liberté de vivre sans le sou mais dans l’honneur. Bien que nous ayons rencontré des difficultés inimaginables sur notre chemin, nous nous sommes retrouvés en tant que réfugiés en Roumanie après une bataille judiciaire qui a duré onze mois. Là encore en Roumanie, nous avons senti combien la justice et l’indépendance judiciaire étaient vitales. Nous remercions MEDEL, l’Association des juges roumains, Amnesty International et Ungur Horia Horerban, notre ami plutôt que notre avocat. Je n’aurais pas pu garder espoir et courage sans leur soutien. En fin de compte, je peux dire que j’ai été témoin de l’équité et de l’indépendance des juges roumains que j’ai rencontrés dans les salles d’audience, mais de différentes manières. Dans cette histoire, ma femme et mes enfants sont les vrais héros de m’avoir fait confiance et de ne pas m’avoir abandonné, même dans les situations les plus horribles.
- Vos collègues juges refusent de parler. Très probablement, par crainte. Si l’on remontait le temps, choisiriez-vous le même métier ?
Je ne peux pas leur en vouloir du tout. Vous ne pouvez pas attendre de chacun qu’il devienne finalement un martyr, compte tenu de l’atmosphère de peur environnante, avec les collègues arrêtés ou simplement limogés. Comme je l’ai mentionné, certains d’entre eux, après un certain temps, ont refusé d’arrêter leurs collègues et ils ont eux-mêmes été immédiatement arrêtés. Ceux qui voient cela réfléchissent à deux fois avant de réagir. En définitive, les juges et les procureurs en Turquie n’ont pas été formés à devenir Socrate, plutôt au contraire Meletos. Ils ont donc pensé qu’ils devaient nourrir leurs enfants et se taire pour survivre. Je suppose que c’est le cas de nombreux collègues avec lesquels nous avons travaillé. Ainsi, je connais l’histoire de deux collègues juges. Je les connais tous les deux personnellement. À la suite de la tentative de coup d’État, l’un siège à l’audience, l’autre est dans le box du suspect. Celui qui juge arrête l’autre les larmes aux yeux, puis descend vers lui et le serre dans ses bras en lui murmurant à l’oreille: “pardonne-moi mon ami, si je ne t’arrêtais pas, nous serions tous les deux arrêtés. J’ai des enfants à nourrir »
Merci beaucoup !
Propos recueillis par Dragoş Călin,
juge, Cour d’appel de Bucarest [1]
Romanian Judges‘ Forum Review no.2/2018
www.forumuljudecatorilor.ro
[1] E-mail professional: dragos.calin@just.ro.
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