Le droit de l’Union s’oppose à l’application d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle dans la mesure où celle-ci, combinée avec les dispositions nationales en matière de prescription, crée un risque systémique d’impunité

Arrêt dans les affaires jointes C-357/19, Euro Box Promotion e.a., C-379/19,  DNA – Serviciul Teritorial Oradea, C-547/19, Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România », C-811/19, FQ e.a. et C-840/19, NC

 

La primauté du droit de l’Union exige que les juridictions nationales aient le pouvoir de laisser inappliquée une décision d’une cour constitutionnelle qui est contraire à ce droit, notamment sans courir le risque d’engager leur responsabilité disciplinaire.

 

Les présentes affaires s’inscrivent dans le prolongement de la réforme de la justice en matière de lutte contre la corruption en Roumanie, qui a déjà fait l’objet d’un arrêt précédent de la Cour[1]. Cette réforme fait l’objet d’un suivi à l’échelle de l’Union européenne depuis l’année 2007 en vertu du mécanisme de coopération et de vérification institué par la décision 2006/928[2] à l’occasion de l’adhésion de la Roumanie à l’Union (ci-après le « MCV »).

Dans le cadre de ces affaires se pose la question de savoir si l’application de la jurisprudence issue de différentes décisions de la Curtea Constituțională a României (Cour constitutionnelle, Roumanie) relatives aux règles de procédure pénale applicables en matière de fraude et de corruption est susceptible de violer le droit de l’Union, notamment les dispositions de ce droit visant à protéger les intérêts financiers de l’Union, la garantie d’indépendance des juges et la valeur de l’État de droit, de même que le principe de primauté du droit de l’Union.

Dans les affaires C-357/19, C-547/19, C-811/19 et C-840/19, l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie (Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie, ci-après la « HCCJ ») avait condamné plusieurs personnes, y compris d’anciens parlementaires et ministres, pour des infractions de fraude à la TVA, ainsi que de corruption et de trafic d’influence, notamment en relation avec la gestion de fonds européens. La Cour constitutionnelle a annulé ces décisions en raison de la composition illégale des formations de jugement, au motif, d’une part, que les affaires sur lesquelles la HCCJ avait statué en première instance auraient dû être jugées par une formation spécialisée en matière de corruption[3] et, d’autre part, que, dans les affaires sur lesquelles la HCCJ avait statué en appel, tous les juges de la formation de jugement auraient dû être désignés par tirage au sort[4].

Dans l’affaire C-379/19, des poursuites pénales ont été engagées devant le Tribunalul Bihor (tribunal de grande instance de Bihor, Roumanie) à l’encontre de plusieurs personnes accusées d’infractions de corruption et de trafic d’influence. Dans le cadre d’une demande d’exclusion de preuves, ce tribunal est confronté à l’application d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle qui a déclaré inconstitutionnelle la collecte de preuves en matière pénale effectuée avec la participation du service roumain de renseignements, entraînant l’exclusion rétroactive des preuves concernées de la procédure pénale[5].

Dans ces contextes, la HCCJ et le tribunal de grande instance de Bihor ont interrogé la Cour sur la conformité de ces décisions de la Cour constitutionnelle au droit de l’Union[6]. Tout d’abord, le tribunal de grande instance de Bihor s’interroge sur le caractère obligatoire du MCV et des rapports établis par la Commission dans le cadre de ce mécanisme[7]. Ensuite, la HCCJ soulève la question d’un éventuel risque systémique d’impunité en matière de lutte contre la fraude et la corruption. Enfin, ces juridictions demandent également si les principes de primauté du droit de l’Union et d’indépendance des juges leur permettent de laisser inappliquée une décision de la Cour constitutionnelle, alors qu’en vertu du droit roumain, le non-respect par les magistrats d’une décision de la Cour constitutionnelle constitue une faute disciplinaire.

Appréciation de la Cour

 

Le caractère contraignant du MCV

 

La Cour, réunie en grande chambre, a confirmé sa jurisprudence issue d’un arrêt antérieur, selon laquelle le MCV est obligatoire dans tous ses éléments pour la Roumanie[8]. Ainsi, les actes pris, avant l’adhésion, par les institutions de l’Union lient la Roumanie depuis la date de son adhésion. C’est le cas de la décision 2006/928, qui est obligatoire dans tous ses éléments pour la Roumanie tant qu’elle n’a pas été abrogée. Les objectifs de référence qui visent à assurer le respect de l’État de droit revêtent également un caractère contraignant. La Roumanie est ainsi tenue de prendre les mesures appropriées aux fins de la réalisation de ces objectifs, en tenant compte des recommandations formulées dans les rapports établis par la Commission[9].

L’obligation de prévoir des sanctions effectives et dissuasives pour des infractions de fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union ou de corruption

 

Le droit de l’Union s’oppose à l’application d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle conduisant à l’annulation des jugements rendus par des formations de jugement irrégulièrement composées, dans la mesure où celle-ci, combinée avec les dispositions nationales en matière de prescription, crée un risque systémique d’impunité des faits constitutifs d’infractions graves de fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union ou de corruption.

 

Tout d’abord, même si les règles gouvernant l’organisation de la justice dans les États membres, notamment celle relative à la composition des formations de jugement en matière de fraude et de corruption, relèvent en principe de la compétence de ces États, la Cour rappelle que ceux-ci sont toutefois tenus de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union.

Figure parmi de telles obligations la lutte contre toute activité illégale, laquelle comprend les infractions de corruption, qui porte atteinte aux intérêts financiers de l’Union par des mesures dissuasives et effectives[10]. S’agissant de la Roumanie, cette obligation est complétée par l’obligation de cet État membre, résultant de la décision 2006/928, de lutter de manière effective contre la corruption et, en particulier, la corruption de haut niveau.

L’exigence d’effectivité en découlant s’étend nécessairement tant aux poursuites et sanctions de ces infractions qu’à l’application des peines infligées dans la mesure où, en l’absence d’exécution effective des sanctions des infractions de fraude portant atteinte à ces intérêts et de corruption en général, celles-ci ne sauraient être effectives et dissuasives. Ensuite, la Cour relève qu’il incombe, au premier chef, au législateur national de prendre les mesures nécessaires aux fins de garantir que le régime procédural applicable auxdites infractions ne présente pas un risque systémique d’impunité. Quant aux juridictions nationales, elles doivent laisser inappliquées les dispositions internes faisant obstacle à l’application de sanctions effectives et dissuasives.

En l’occurrence, l’application de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle en cause a pour conséquence que les affaires de fraude et de corruption concernées doivent être réexaminées, le cas échéant, à plusieurs reprises, en première instance et/ou en appel. Au vu de sa complexité et de sa durée, un tel réexamen a nécessairement pour effet de prolonger la durée des procédures pénales correspondantes. Or, outre le fait que la Roumanie s’était engagée à réduire la durée de la procédure pour les affaires de corruption, la Cour rappelle que, compte tenu des obligations spécifiques incombant à la Roumanie en vertu de la décision 2006/928, la réglementation et la pratique nationales en cette matière ne sauraient avoir pour conséquence de prolonger la durée des enquêtes concernant les infractions de corruption ou d’affaiblir de quelque autre manière que ce soit la lutte contre la corruption[11]. Par ailleurs, compte tenu des règles nationales de prescription, le réexamen des affaires en cause pourrait conduire à la prescription des infractions et empêcher que soient sanctionnées, de manière effective et dissuasive, les personnes occupant les plus hauts postes de l’État roumain et ayant été condamnées pour avoir commis, dans l’exercice de leurs fonctions, des actes de fraude et/ou de corruption graves. Partant, le risque d’impunité deviendrait systémique pour cette catégorie de personnes et remettrait en cause l’objectif de lutte contre la corruption de haut niveau.

Enfin, la Cour rappelle que l’obligation d’assurer que de telles infractions font l’objet de sanctions pénales revêtant un caractère effectif et dissuasif ne dispense pas la juridiction de renvoi de la vérification du respect nécessaire des droits fondamentaux garantis à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, sans que cette juridiction puisse appliquer un standard national de protection des droits fondamentaux comportant un tel risque systémique d’impunité. Or, les exigences découlant de cet article ne font pas obstacle à une éventuelle non- application de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative à la spécialisation et à la composition des formations des jugements en matière de corruption.

La garantie d’indépendance des juges

 

Le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce que les décisions de la Cour constitutionnelle lient les juridictions de droit commun, à condition que l’indépendance de cette cour à l’égard notamment des pouvoirs législatif et exécutif soit garantie. En revanche, ce droit s’oppose à ce que la responsabilité disciplinaire des juges nationaux soit engagée par toute méconnaissance de telles décisions.

Premièrement, dès lors que l’existence d’un contrôle juridictionnel effectif destiné à assurer le respect du droit de l’Union est inhérente à un État de droit, toute juridiction appelée à appliquer ou interpréter le droit de l’Union doit satisfaire aux exigences d’une protection juridictionnelle effective. Pour ce faire, l’indépendance des juridictions est primordiale. À cet égard, les juges doivent être à l’abri d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril leur indépendance. En outre, conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, l’indépendance des juridictions doit notamment être garantie à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif.

Deuxièmement, même si le droit de l’Union n’impose pas aux États membres un modèle constitutionnel précis régissant les rapports entre les différents pouvoirs étatiques, la Cour relève que les États membres n’en doivent pas moins respecter, notamment, les exigences d’indépendance des juridictions qui découlent de ce droit. Dans ces conditions, les décisions de la Cour constitutionnelle peuvent lier les juridictions de droit commun, pourvu que le droit national garantisse l’indépendance de cette juridiction à l’égard, notamment, des pouvoirs législatif et exécutif. En revanche, si le droit national ne garantit pas cette indépendance, le droit de l’Union s’oppose à une telle réglementation ou pratique nationale, une telle cour constitutionnelle n’étant pas à même d’assurer la protection juridictionnelle effective requise par ce droit.

Troisièmement, aux fins de préserver l’indépendance des juridictions, le régime disciplinaire doit présenter les garanties nécessaires afin d’éviter tout risque d’utilisation d’un tel régime en tant que système de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires. À cet égard, le fait qu’une décision judiciaire comporte une éventuelle erreur dans l’interprétation et l’application des règles de droit national et de l’Union, ou dans l’appréciation des faits et l’évaluation des preuves, ne peut, à lui seul, conduire à engager la responsabilité disciplinaire du juge concerné. En effet, l’engagement de la responsabilité disciplinaire d’un juge du fait d’une décision judiciaire doit être limité à des cas tout à fait exceptionnels et encadré par des garanties visant à éviter tout risque de pressions extérieures sur le contenu des décisions judiciaires. Une réglementation nationale selon laquelle toute méconnaissance des décisions de la Cour constitutionnelle par les juges nationaux de droit commun est de nature à engager leur responsabilité disciplinaire ne respecte pas ces conditions.

La primauté du droit de l’Union

 

Le principe de primauté du droit de l’Union s’oppose à ce que les juridictions nationales ne puissent, sous peine de sanctions disciplinaires, laisser inappliquées les décisions de la Cour constitutionnelle contraires au droit de l’Union.

La Cour rappelle que, dans sa jurisprudence relative au traité CEE, elle a posé le principe de la primauté du droit communautaire, compris comme consacrant la prééminence de ce droit sur le droit des États membres. À cet égard, la Cour a constaté que l’institution par le traité CEE d’un ordre juridique propre, accepté par les États membres sur une base de réciprocité, a pour corollaire qu’ils ne sauraient faire prévaloir contre cet ordre juridique une mesure unilatérale ultérieure ni opposer au droit né du traité CEE des règles de droit national quelles qu’elles soient, sans faire perdre à ce droit son caractère communautaire et sans mettre en cause la base juridique de la Communauté elle-même. En outre, la force exécutive du droit communautaire ne saurait varier d’un État membre à l’autre à la faveur des législations internes ultérieures, sans mettre en péril la réalisation des buts du traité CEE ni provoquer une discrimination en raison de la nationalité interdite par ce traité. La Cour a ainsi considéré que, bien que conclu sous la forme d’un accord international, le traité CEE constitue la charte constitutionnelle d’une communauté de droit et que les caractéristiques essentielles de l’ordre juridique communautaire ainsi constitué sont, en particulier, sa primauté par rapport aux droits des États membres ainsi que l’effet direct de toute une série de dispositions applicables à leurs ressortissants et à eux-mêmes.

Or, la Cour relève que ces caractéristiques essentielles de l’ordre juridique de l’Union et l’importance du respect qui lui est dû ont été confirmées par la ratification, sans réserve, des traités modifiant le traité CEE et, notamment, du traité de Lisbonne. En effet, lors de l’adoption de ce traité, la conférence des représentants des gouvernements des États membres a tenu à rappeler expressément, dans sa déclaration no 17 relative à la primauté, annexée à l’acte final de la conférence intergouvernementale qui a adopté le traité de Lisbonne, que, selon une jurisprudence constante de la Cour, les traités et le droit adopté par l’Union sur la base des traités priment sur le droit des États membres, dans les conditions définies par cette jurisprudence.

La Cour ajoute que, l’article 4, paragraphe 2, TUE prévoyant que l’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités, celle-ci ne saurait respecter une telle égalité que si les États membres sont, en vertu du principe de primauté du droit de l’Union, dans l’impossibilité de faire prévaloir, contre l’ordre juridique de l’Union, une mesure unilatérale, quelle qu’elle soit. Dans ce contexte, la Cour relève encore que, dans l’exercice de sa compétence exclusive pour fournir l’interprétation définitive du droit de l’Union, il lui appartient de préciser la portée du principe de primauté du droit de l’Union au regard des dispositions pertinentes de ce droit, cette portée ne pouvant pas dépendre de l’interprétation de dispositions du droit national ni de l’interprétation de dispositions du droit de l’Union retenue par une juridiction nationale, qui ne correspond pas à celle de la Cour.

Selon la Cour, les effets s’attachant au principe de primauté du droit de l’Union s’imposent à l’ensemble des organes d’un État membre, sans que les dispositions internes, y compris d’ordre constitutionnel, puissent y faire obstacle. Les juridictions nationales sont tenues de laisser inappliquée, de leur propre autorité, toute réglementation ou pratique nationale contraire à une disposition du droit de l’Union qui est d’effet direct, sans qu’elles aient à demander ou à attendre l’élimination préalable de cette réglementation ou pratique nationale par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel.

Par ailleurs, le fait, pour les juges nationaux, de ne pas être exposés à des procédures ou à des sanctions disciplinaires pour avoir exercé la faculté de saisir la Cour au titre de l’article 267 TFUE, laquelle relève de leur compétence exclusive, constitue une garantie inhérente à leur l’indépendance. Ainsi, dans l’hypothèse où un juge national de droit commun considèrerait, à la lumière d’un arrêt de la Cour, que la jurisprudence de la cour constitutionnelle nationale est contraire au droit de l’Union, le fait que ce juge national laisserait inappliquée ladite jurisprudence ne saurait engager sa responsabilité disciplinaire.

Document non officiel à l’usage des médias, qui n’engage pas la Cour de justice.

Le texte intégral de l’arrêt est publié sur le site CURIA le jour du prononcé.

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[1] Arrêt du 18 mai 2021, Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., C-83/19, C-127/19, C-195/19, C-291/19, C-355/19 et C-397/19 (voir également le CP n° 82/21).

[2] Décision 2006/928/CE de la Commission, du 13 décembre 2006, établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés par la Roumanie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption (JO 2006, L 354, p. 56).

[3] Arrêt du 3 juillet 2019, no 417/2019.

[4] Arrêt du 7 novembre 2018, no 685/2018.

[5] Arrêts du 16 février 2016, no 51/2016, du 4 mai 2017, no 302/2017 et du 16 janvier 2019, no 26/2019.

[6] Article 2 et article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, article 325, paragraphe 1, TFUE, article 2 de la convention établie sur la base de l’article K.3 du traité sur l’Union européenne, relative à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes, signée à Bruxelles le 26 juillet 1995 et annexée à l’acte du Conseil, du 26 juillet 1995 (JO 1995, C 316, p. 48), ainsi que décision 2006/928.

[7] D’après l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 mars 2018, no 104/2018, la décision 2006/928 ne saurait constituer une norme de référence dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité.

[8] Arrêt du 18 mai 2021, Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., C-83/19, C-127/19, C-195/19, C-291/19, C-355/19 et C-397/19 (voir également le CP n° 82/21).

[9] Au titre du principe de coopération loyale énoncé à l’article 4, paragraphe 3, TUE.

[10] Conformément à l’article 325, paragraphe 1, TFUE.

[11] Point I., 5), de l’annexe IX de l’acte relatif aux conditions d’adhésion à l’Union européenne de la République de Bulgarie et de la Roumanie et aux adaptations des traités sur lesquels est fondée l’Union européenne (JO 2005, L 157, p. 203).

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